Les célébrations du 55e anniversaire de l’indépendance de Maurice, le 12 mars dernier, ont coïncidé avec des débats houleux sur l’unité nationale, provoqués par la diffusion d’une vidéo d’étudiants d’un prestigieux établissement secondaire insultant la communauté des descendants africains dans une chanson. Politologue, chercheur et chargé de cours, François M.G. Sarah répond à nos questions au sujet des raisons de cet échec de la construction nationale.

Propos recueillis par Alexandre Karghoo – Photo Fabien Dubessay

Légende photo : Après 55 ans d’indépendance, on parle toujours de la construction de la Nation mauricienne.

 Le Journal des Archipels : Si l’on en est encore à parler de la construction de la Nation aujourd’hui, est-ce parce qu’à Maurice, c’est l’État qui fait la Nation et non pas l’inverse ?
François M.G. Sarah :
En effet. La colonisation des Mascareignes, dont Maurice, s’inscrit dans l’expansion mercantiliste de certaines puissances européennes du début de l’ère moderne jusqu’au 20e siècle. Cette expansion coïncide avec la fin du féodalisme comme socle de l’organisation politique et économique, l’émergence de l’État-nation comme forme politico-juridique prééminente, et la découverte de l’Amérique ainsi que des routes commerciales maritimes vers l’Asie. La colonisation et le peuplement de nos îles procèdent de la politique mercantiliste de l’État moderne européen, en l’occurrence, des États néerlandais et français, avec leurs compagnies des Indes respectives. L’État, par nécessité et priorité chronologique, en l’absence de tout peuple indigène, précède et fonde la société mauricienne.

JDA : Après 55 ans d’indépendance, on parle toujours et encore de la construction de la Nation, pourquoi ?
F.M.G.S :
Nous devons être réalistes : ce n’est pas dans l’intérêt des partis qui bénéficient du système communautaire qui a cours depuis les années 60-70 du siècle dernier et qui, depuis, se sont relayés au pouvoir. A qui profite le système actuel… Pour ces partis, poursuivre une politique de construction nationale équivaudrait à un suicide politique, en perdant leurs précieuses clientèles politiques. Construire la Nation impose des sacrifices (ou risques) auxquels aucun parti disposé à prendre le pouvoir ne saurait consentir.

« Un arrêt absolu de toute subvention publique des communautés »

JDA : On parle souvent de la différence entre les « manières » de coloniser des Britanniques et des Français. Vous postulez que le « cadre communautaire » (hérité de la colonisation britannique) n’est pas compatible avec les principes d’une république. Expliquez-nous.
F.M.G.S :
Il aurait peut-être fallu se garder d’ériger une convention pragmatique, héritée, comme vous le notez des Britanniques, en système institutionnel. Ce n’est pas tant le cadre communautaire en soi qui est incompatible avec les principes républicains que l’instrumentalisation structurelle dont il fait l’objet dans le système électoral. Nous devons ajouter à cela une culture politique ethnicisée à outrance qui exerce une réelle emprise sur les citoyens. Et ce n’est pas seulement une question de revoir le Best Looser System ou tel article de la Constitution ; il faudrait revoir intégralement la question de l’éducation politique du citoyen pour la fixer sur des bases républicaines. Lors des fêtes de l’Indépendance, le 12 mars, tous les citoyens se disent Mauriciens, par-delà l’appartenance ethnique, tandis que dans l’isoloir, c’est bien souvent cette dernière qui prévaut.
Le mot « république » vient d’une expression latine qui désigne la chose publique. Elle implique et requiert une stricte séparation entre la vie privée et la vie publique. Elle érige une salutaire limite entre le particulier et le général, précisément entre le communautaire et le national.

JDA : La “république à la française” qui refuse la reconnaissance de communautés dans la Communauté nationale, que vous semblez privilégier, peut-elle un jour être adoptée à Maurice ? Qu’en pensez-vous et pourquoi ?
F.M.G.S :
Je suis pour la stricte restriction des communautés particulières, religieuses, culturelles, ethnolinguistiques, castéistes* à la sphère privée. Je suis en conséquence pour un arrêt absolu de toute subvention publique des communautés. En tant que communautés particulières, en tant qu’associations d’églises, de temples, de mosquées, etc., elles ne devraient pas avoir le droit de participer à la vie publique ou avoir droit au chapitre dans la sphère publique. Je ne sais pas si ce sera un jour adopté à Maurice, mais je suis convaincu que de travailler dans ce sens constitue un élément essentiel, incontournable de la lutte pour l’unité nationale.

*Politologue, chercheur et chargé de cours, François M.G. Sarah est pour « la restriction des communautés particulières, religieuses, culturelles, ethnolinguistiques, castéistes* à la sphère privée ».
Le castéisme se réfère au système de caste indien qui est la division de la société en classes sociales fermées.