La première semaine de mars s’est tenu l’évènement annuel le plus attendu de l’économie bleue, ou le « Davos des océans » comme certains l’appellent. À l’initiative du magazine The Economist, la 9ème édition du World Ocean Summit Virtual Week réunit la crème des acteurs dans le domaine des stratégies océaniques.

Les Nations Unies, l’UE, les puissantes ONG environnementales, les investisseurs institutionnels incluant les fonds et banques d’investissement, les centres universitaires de recherche appliquée et les cabinets de conseil ferment la marche. Tous viennent écouter le couplet de doléances bien connu des discours gouvernementaux, notamment celui des petits États du Sud vulnérables. Tous s’accordent ensuite à dire que le seul moyen de sauver la planète et d’endiguer la perte de la biodiversité marine, c’est de financer la conservation.

Financer la conservation ou conserver le financement ?

Debt swaps, blue bonds, polices d’assurance pour les écosystèmes marins ou encore la création de trust funds, les instruments financiers se veulent de plus en plus innovants et inclusifs. L’approche n’est d’ailleurs plus celle de l’aide au développement. Le financement de la conservation est aujourd’hui multipartite et l’Etat bénéficiaire est un collaborateur direct, même s’il peut s’agir d’une épée de Damoclès. L’idée avancée est que les fonds dont ce dernier dispose pour la protection de la biodiversité ne sont pas suffisants, un truisme lorsque l’on sait que l’Etat en question est à la fois criblé de dettes et aux premières loges de la crise climatique. Il est alors approché par des organisations intergouvernementales ou non-gouvernementales, venues lui exposer, présentations clinquantes et solides retours d’expériences à l’appui, pourquoi il a intérêt à valoriser la conservation de ses ressources maritimes (valant plusieurs millions de dollars) et comment il peut reconvertir son passif en actif financier capable d’attirer les investissements privés (les « éco-investissements »). L’Etat bénéficiaire enclenche alors les mesures incitatives et s’engage conséquemment à modifier ses réglementations pour fluidifier les flux de capitaux. Cette dynamique justifiée au nom de l’économie bleue se traduit concrètement par un assujettissement de l’Etat, qui se retrouve alors dépossédé de ses droits souverains sur ses espaces maritimes.

De l’économie bleue au « colonialisme bleu »

L’assujettissement est ici économique. Il aboutit en pratique à la gestion privée d’espaces publics, espaces que le droit international de la mer soumet à la juridiction de l’Etat côtier et dans lesquels ce dernier exerce ses droits économiques, exclusifs, « finalisés ». Mais l’argument selon lequel l’Etat en question n’est pas capable de gérer correctement ses propres espaces n’est pas sans rappeler les justifications de la colonisation du passé, alors purement étatique ou géopolitique *.
Une instrumentalisation de la protection et la conservation de l’environnement à dessein, mais consentie. L’Etat est d’ailleurs encouragé à diversifier son secteur maritime traditionnel ou à multiplier les usages de la mer sur le plan spatio-temporel en vue de favoriser le potentiel d’un développement économique partagé. La « planification des espaces maritimes » (ou MSP, son acronyme usuel) lui est vivement recommandée. Corollaire de l’économie bleue et issue d’une directive européenne, la MSP ne promet pas moins qu’une réduction des conflits d’usage, une transparence dans la visibilité de l’allocation des espaces et la garantie juridique indispensable aux investissements. Mais, en priorisant certaines activités plutôt que telles autres, n’est-ce pas là exclure des usages et des usagers jouissant des mêmes droits sur ces espaces, et donc précisément à s’approprier ces espaces ? La question ne se poserait pas en mêmes termes si le gestionnaire était l’Etat. Or la plupart du temps, l’organisation intergouvernementale ou non-gouvernementale venue passer un accord avec celui-ci, a pris soin de transférer les compétences en matière de gestion des espaces maritimes vers une entité qui lui est juridiquement liée, et souvent pour un terme indéfini.

La planification « spéciale » des espaces maritimes aux Seychelles

La privatisation des espaces maritimes aux Seychelles ne date pas d’hier. Certaines îles entières ont longtemps eu des propriétaires privés et les premières concessions maritimes datant de l’époque coloniale que ce soit pour l’endigage ou la mise en valeur des terres (et de la mer) existent encore aujourd’hui, légalement. Aussi, l’activité touristique générée par les bords de mer et les lagons est-elle une traduction légitime de ce que l’Etat souverain laisse faire « chez lui ». Mais depuis ces dernières années, cette liberté d’action s’est transformée en pression, subie directement par l’Etat, de la part de l’ONG américaine The Nature Conservancy, envers qui il a contracté un emprunt bleu pour la conservation de ses espaces maritimes. Le Seychelles’ Conservation and Climate Adaptation Trust (SeyCCAT) a vu le jour pour réceptionner les fonds liés à cet emprunt (ou obligation bleue). En pratique cette entité doit contrôler en fait comme en droit la planification des espaces maritimes, avec l’objectif d’atteindre et maintenir la conservation de 30% des espaces seychellois, ce qui passe précisément par la création d’aires marines protégées. La moitié de ces aires marines protégées relèvent aujourd’hui du statut « no-take », soit la protection juridique la plus intégrale mais qui se traduit surtout en fait par l’interdiction totale de l’activité de pêche, jugée trop « destructrice » par l’ONG. Le forage pétrolier le serait apparemment moins, étant donnée l’allocation récente d’un espace dédié aux activités extractives pétrolières, ce qui n’a pas manqué de soulever un tollé. Pour le spécialiste Dr Nirmal Jivan Shah, fondateur et président de l’ONG Nature Seychelles, il n’est pas étonnant de voir une telle aberration sur le plan de l’éthique environnementale. Il qualifie d’ailleurs l’obligation de « Blue Grab », pour l’accaparement des ressources, mais justifié par la MSP. « Le problème est qu’avec la planification des espaces maritimes, personne ne juge nécessaire de réexaminer avec un œil critique, et le cas échéant de réformer la gouvernance au niveau national. La MSP est en soi un très bon outil de l’aménagement du territoire, sauf lorsqu’il s’agit de venir « sceller » et renforcer le statu quo et le scénario tendanciel de business as usual en termes de qui possède quoi et qui fait quoi». Ainsi, le modèle seychellois ayant abouti à la financiarisation des espaces maritimes au nom de la conservation, est-il emblématique d’un partenariat d’intérêts gagnant-gagnant, dont les perdants sont assurément les Seychellois eux-mêmes.

*(N. Ros, « L’émergence d’un colonialisme bleu », Neptunus Volume 4/2021 ; Guillaume Blanc L’invention du colonialisme vert – Pour en finir avec le mythe de l’Eden africain, Flammarion 2020).

 

Dr Nirmal Jivan SHAH

Dr Shah est une pointure internationale dans le domaine de la conservation, il préside l’ONG Nature Seychelles qu’il a fondée. Il est connu pour ses prises de position critiques à l’égard du manque de transparence dans le processus ayant abouti à la planification des espaces maritimes aux Seychelles.

 www.natureseychelles.org | www.cousinisland.net | http://blueeconomyseychelles.org/www.education.natureseychelles.org