En juin dernier, en plus des célébrations liées à la journée mondiale des océans, le texte du traité historique sur la biodiversité marine en haute mer a été formalisé. Ce traité, dit BBNJ* avait été, sur le fond, adopté le 4 mars dernier, avec un objectif ambitieux : celui de protéger pas moins des deux tiers de l’océan mondial.
Réflexions sur les rapports juridiques entre humain et océan dans le récent « traité BBNJ »

 (Suite de l’article paru sur le JDA 13)

On peut se réjouir de l’avancée majeure qu’apporte ce texte une fois ratifié, il s’agit d’un instrument juridiquement contraignant à l’égard de tous, sur une zone pour laquelle le droit est resté jusque-là lacunaire et déséquilibré, pour ne pas dire une zone de non-droit. Mais, la question qui reste en suspens est celle de savoir si le processus qui le génère ne vise pas qu’une protection « par ricochet » de l’océan, où c’est in fine l’intérêt de l’humain qui (comme toujours) prime.
L’utilisation des océans se base sur l’idée du contrat social de Rousseau, par lequel les États se sont attribués des libertés et des droits, en l’occurrence prévus par la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) de 1982. Cette idée de contrat social doit être repensée à l’aune de l’urgence environnementale en tant que gage de survie. L’océanographe Sylvia Earle ne manque jamais de rappeler que l’océan produit plus de la moitié de l’oxygène que nous respirons, ce dont l’écologiste Paul Watson résume par « si l’océan meurt, nous mourons ». Ainsi, du contrat social anthropocentrique, nous sommes invités, avec le philosophe Michel Serres, à souscrire à un « contrat naturel ». Ce nouveau contrat fixerait les limites de l’action humaine et identifierait les droits de chacun, ici, entité océanique (vivante ou non) là, entité humaine (présente, future, mais aussi marginalisée et minoritaire pour tenir compte des peuples autochtones et indigènes). Loin d’être restée lettre morte, il se pourrait au contraire que cette idée de contrat naturel se lise entre les lignes du nouveau traité BBNJ. Nous proposons de retracer l’évolution des différents rapports de force entretenus jusque-là entre humain et océan, rapports saisis par le droit. Nous verrons que ces rapports évolutifs traduisent à la fois un déséquilibre (l’humain se croît supérieur) et une évolution comportementale positive (vers la bienveillance).

L’humain, supérieur et indépendant de l’océan ?

Les penseurs du XVIIe siècle se sont appropriés l’idée selon laquelle l’humain serait investi du pouvoir de dominer la nature. Ainsi, Grotius, considéré comme l’un des juristes « fondateurs » du droit de la mer énonce dans son traité Mare Liberum, qu’après la création du monde, Dieu aurait donné à l’homme un droit sur les ressources naturelles. Au bout de cette logique, se trouve certainement ce qui a fait tolérer et encourager le discours sur l’appropriation des ressources en mer. C’est le cas des cheminées hydrothermales dans lesquelles jaillissent manganèse, cuivre, fer, nickel, cobalt, or et argent, et qui regorgent de ressources génétiques rares, mais de plus en plus prisées par les industries biotechnologiques et pharmaceutiques. Découverts « trop tard » pour une attention particulière par UNCLOS, ces écosystèmes uniques font aujourd’hui l’objet de négociations continues. Par exemple, une étude de 2018 révèle que des sociétés privées européennes (notamment l’allemand BASF) détiennent à elles seules 47% des brevets mondiaux liés aux ressources génétiques marines. Par ailleurs, l’exploitation des ressources minérales est tout aussi problématique. Si des négociations ont eu lieu en mars 2023 à l’Autorité internationale des fonds marins (ISA) afin de réglementer l’exploitation minière en eaux profondes par le biais d’un code minier, aucun accord ne s’en est dégagé, ce qui est de très mauvais augure pour la protection des eaux internationales. Rappelons qu’en juin 2021, Nauru, petit Etat côtier du Pacifique, avait enclenché le compte à rebours de la règle internationale dite des « deux ans », laquelle permet à ce que l’exploitation dans les eaux internationales démarre coûte que coûte, même si le code minier d’ISA n’est pas encore au point dans le délai de deux ans, c’est-à-dire d’ici…juillet 2023. En renégociant la protection de la haute mer, l’ambition est ici fonctionnaliste : elle participe à ce que l’économiste Steinberg appelle « la construction sociale particulière de l’océan », qui repose sur la conjoncture que le capitalisme ne peut exister sans l’océan.

L’humain, supérieur mais bienveillant avec l’océan ?

L’attitude paternaliste de l’humain sur son environnement peut aboutir, au contraire, à ce que le premier prenne conscience que sa survie dépend étroitement de la protection qu’il en fait du second. Cette protection vise d’abord les fonctions écologiques bénéficiant à l’ensemble de la biosphère. C’est le cas des entités océaniques, tels que les courants, les fonds marins ou les microorganismes, véritables héros régulateurs du climat sur la planète, qui rendent des services écosystémiques de bio-ingénierie (puits de carbone) indispensables à toute vie. Cette protection écologique coïncide ensuite avec celle qui vise les fonctions économiques des océans. Le degré de « bienveillance » de l’humain dépend de la qualification juridique qu’il accorde aux entités océaniques. Ainsi, le plancher océanique et son sous-sol forment la « Zone » qui est juridiquement le « patrimoine commun de l’humanité ». Le Tribunal international du droit de la mer (ITLOS) est venu préciser en avril 2023 dans le différend relatif à la délimitation de la frontière maritime entre Maurice et les Maldives qu’il ne pouvait être fait obstacle à la protection des « intérêts de la communauté internationale dans la Zone » conformément au « principe du patrimoine commun ». Ironiquement, le garant des intérêts de l’humanité n’est nul autre que ISA, le gestionnaire institutionnel pour encadrer les activités commerciales d’extraction en mer. Des pistes émergent pour mobiliser d’autres notions à l’appui de ce concept bien trop vague de patrimoine commun de l’humanité. Par exemple, la notion d’éthique environnementale ou stewardship présente le mérite d’aller à l’encontre de toute idée de domination de la nature, puisqu’elle renvoie à l’idée d’un propriétaire qui se contenterait sur une portion de terre d’en être le simple gardien (custodian).
Négocié depuis 2018, le nouveau traité BBNJ qui ambitionne de combler les lacunes juridiques laissées par UNCLOS en tant que « constitution des mers », a été présenté sous forme de « package », lequel comprend quatre éléments, à savoir : les ressources génétiques marines, les outils de gestion par zone (comme les aires marines protégées) les évaluations d’impact sur l’environnement et enfin le renforcement des capacités et le transfert des techniques marines. On peut s’étonner qu’une activité telle que la pêche, qui pose un sérieux défi à la protection de la biodiversité marine en haute mer, ne figure même pas dans le package, alors que ses produits composent une valeur marchande des plus disputées.
Pour sortir de l’impasse posée par cette Mare Negotium, il apparaît évident qu’il faut recourir aux « forces imaginantes » et créatrices du droit. C’est par exemple tout l’enjeu de l’attribution d’une personnalité juridique et des droits accordés spécifiquement aux entités océaniques pour elles-mêmes, pour leur compte, et afin qu’elles puissent intervenir en justice pour défendre leur propre intérêt. Ainsi, le lagon espagnol Mar Menor est depuis septembre 2022 la première entité océanique à devenir juridiquement « l’égale » de l’humain.

*BBNJ pour « Biodiversity beyond national jurisdiction », du nom de la conférence dont il fait l’objet (la « conférence intergouvernementale sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale »).

Photo (DR)
Hanna Kureemun est doctorante en droit public (Universités de la Réunion et de Maurice) et l’auteure d’une thèse en cours sur le domaine public maritime à Maurice et aux Seychelles.

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